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ALTERMONDIALISATION
24 avril 2011

Mondialisation ou occidentalisation ?

Daniel Cohen

 

La mondialisation ne tient pas ses promesses. Alors que les modes de vie, les savoirs, les technologies se diffusent à l’échelle planétaire, la grande majorité de l’humanité n’est pas en mesure de participer à la fabrication d’un destin humain partagé.

Il est tentant d'interpréter la mondialisation comme la continuation, par d’autres moyens, de l’occidentalisation du monde. Que l’on mette l’accent sur la domination économique ou culturelle, l’Occident, désormais emmené par les Etats-Unis, semble parachever l’œuvre amorcée il y a cinq cents ans de colonisation du monde. Cette lecture donne une clé d’interprétation du rejet de la mondialisation. L’hégémonie culturelle se heurte au réveil des grandes civilisations hier asservies. L’hégémonie économique attise le renouveau des forces anticapitalistes. Nouvelle guerre des religions ou nouvelle lutte des classes planétaires, la mondialisation renoue avec des combats anciens.
Cette lecture a le mérite de la simplicité historique. Elle n’a que l’inconvénient de confondre le mythe et la réalité. Le principal problème de la mondialisation aujourd’hui n’est pas qu’elle aiguise les conflits religieux ou la lutte des classes. Il tient à une cause plus simple et plus radicale : la mondialisation ne tient pas ses promesses. Elle donne l’image d’une proximité nouvelle entre les nations qui n’est pourtant que virtuelle. Le développement, tel que l’a analysé Amartya Sen, consiste à donner aux personnes, aux sociétés, les moyens de construire des destins dignes de leurs attentes. Le problème de la mondialisation est qu’elle a, à ce jour, davantage modifié les attentes des peuples qu’accru leurs capacités d’agir.
Même dans les cas a priori les plus favorables, la situation reste accablante. Si la côte Est de la Chine devient le nouvel atelier du monde, 800 millions de paysans pauvres espèrent obtenir le droit de venir y résider. Plus de la moitié de la population indienne ne sait toujours pas lire et écrire. La tâche qui attend les pays pauvres pour devenir à leur tour des centres prospères reste considérable, pour certains, décourageante. On ne prendra jamais assez la portée de cette statistique essentielle : la moitié de la population de la planète vit avec moins de deux euros par jour. Il leur faut, à partir de cette base fragile, construire des routes, éduquer leurs populations, maîtriser des technologies en constante évolution. Tout reste à faire qui leur permette de devenir des acteurs à part entière de la mondialisation. Pour accéder à Internet, il faut d’abord des lignes de téléphone. Pour prescrire un médicament, on a besoin de médecins. Pour la majeure partie des habitants pauvres de notre planète, la mondialisation reste une idée inaccessible.

La théorie des leviers

La richesse d’un pays est bien davantage actionnée par une série de leviers, pour reprendre une image proposée par Joel Mokyr, qui se soulèvent l’un l’autre, que mue sous le seul effet du travail humain. Un premier levier est celui qui tient à l’éducation ou l’expérience professionnelle. Un homme qui sait lire et écrire aura plus de capacités qu’un analphabète. Le deuxième levier est celui qu’offrent les machines. Un ingénieur n’aura pas la même efficacité s’il dispose ou non d’un ordinateur. Les machines actionnent elles-mêmes un troisième levier, plus mystérieux : ce qu’on appelle « l’efficience globale », qui inclut le progrès technique et l’efficacité organisationnelle des entreprises. Les puces dans les ordinateurs, tout comme une bonne organisation du travail, démultiplient la force des machines. C’est cette triple dimension multiplicative qui explique la croissance économique moderne ; c’est celle qui éclaire la pauvreté des pays pauvres.
Les pays pauvres actionnent les mêmes leviers que les pays riches. Le drame est que ceux-ci sont chacun légèrement décalés par rapport à ce qu’il faudrait (1). Selon nos calculs, ils souffrent d’un handicap de 35 % en chacun de ces trois termes. Quand l’ouvrier d’un pays riche actionne un levier dont le rapport est de 100, son homologue dans un pays pauvre dispose en moyenne d’un levier dont le rapport n’est que de 65. L’éducation, le capital et l’efficience globale sont, chacun, inférieurs d’un tiers environ. Dans la mesure où l’interaction entre ces trois leviers est multiplicative, le travailleur d’un pays pauvre ne dispose au total que d’un rendement de 65 % multiplié par 65 %, remultiplié par 65 %, ce qui ne fait finalement que 27 % du niveau atteint dans les pays riches : on retrouve le ratio d’environ 1 à 4 entre le revenu des riches et des pauvres.
Le résultat est encore plus spectaculaire dans le cas des pays qui sont en bas de l’échelle. En Afrique par exemple, chacune des trois composantes de la richesse vaut environ 50 % du niveau des plus riches. Après multiplication de ces trois termes, la productivité du travailleur africain n’est pas supérieure à 12,5 % de celle du travailleur français. Un pays pauvre ne peut plus espérer rattraper les pays riches en se contentant d’accélérer, s’il y parvient, les cadences du travail. La faiblesse du coût du travail ne parvient pas, ou difficilement, à compenser le handicap global d'une société pauvre : infrastructures faibles (énergie chère), prix des matières premières plus élevées (ce qui est a priori un comble), prix du capital plus élevé du fait d'une pénurie globale…
C’est le fait que les handicaps se cumulent qui rend aujourd’hui extrêmement difficile de sortir de la pauvreté. Ni l’éducation, ni l’investissement, ni l’achat de technologies étrangères ne sont suffisants à eux seuls, s’ils ne sont pas actionnés en même temps que les autres leviers.

L’esprit du capitalisme

Le capitalisme est incapable de produire par lui-même « l’esprit » dont il a besoin pour prospérer. Max Weber l’imputait au protestantisme, et nombreux sont ceux qui y voient l’apanage de l’Occident. La divergence spectaculaire de destins après-guerre entre Taïwan et la Chine populaire donne, a contrario, une illustration de la fragilité de cette thèse. La diffusion des comportements est beaucoup plus fréquente qu’elle ne le laisse penser. Les ressemblances démographiques et sociologiques sont ainsi beaucoup plus fortes entre un pays islamique et un pays voisin qui ne l’est pas qu’entre deux pays islamiques éloignés dans l’espace. Cela n’augure nullement d’une « civilisation planétaire », mais porte certainement la promesse de croisements multiples.
Lorsque Samuel Huntington écrit que « quelque part au Moyen-Orient, une demi-douzaine de jeunes peuvent bien porter des jeans, boire du Coca-Cola, et cependant faire sauter un avion de ligne américain », il tient des propos raisonnables en tant que tels mais parfaitement réversibles. Les Iraniens peuvent brûler un drapeau américain devant les caméras de télévision et pourtant adopter en privé le comportement qu’ils dénoncent en public. Cela n’est pas dû à l’effet mécanique d’un rapprochement de leurs conditions matérielles, mais au fait que « quelque chose », associé à la culture occidentale, voire hollywoodienne, les attire. Le paradoxe central de notre époque tient au fait que l’idée d’une citoyenneté mondiale, a priori inaccessible, est curieusement en avance sur l’égalisation des niveaux de développement.
Du seul fait qu’ils existent, bien davantage que parce qu’ils exploitent économiquement ou abêtissent culturellement les autres peuples, les pays riches posent un problème existentiel aux autres nations. Qu’ils créent aujourd’hui pour l’ensemble de la planète les technologies dont celle-ci va se servir est à la fois immensément utile (ils paient le coût de leur expérimentation) mais également l’expression d’une tyrannie. Tout se passe comme s’ils interdisaient également la découverte d’autres possibles. L’existence du téléphone ou de la télévision rend impossible de penser ce qui pourrait advenir d’un monde où cette découverte n’aurait pas été faite.
Les techniques sont bien davantage que de simples instruments. Le paléontologue André Leroi-Gourhan expliquait que c’est grâce à l’usage des outils que l’Homo sapiens était parvenu à progresser de manière cumulative, plutôt que par la transmission directe des pensées, des idées, d’une génération à une autre. Pour les pays du Sud, et dans une certaine mesure aussi pour les pays européens vis-à-vis des Etats-Unis, être dépossédés de la création de nouveaux savoirs, de nouvelles technologies, équivaut à une exclusion de l’Histoire. Un homme n’est pas heureux simplement du fait qu’il consomme tel ou tel légume. Les chemins qui le mènent à constituer son goût, le processus qui le conduit à faire un choix plutôt qu’un autre est aussi capital que ce choix lui-même. Les pays pauvres veulent disposer du tout à l’égout et de médicaments, mais cette demande n’est pas contradictoire avec une autre, qui est de participer aussi à l’écriture d’une histoire mondiale qui ne se résume pas à imiter mécaniquement les pays les plus avancés.
Comprendre la mondialisation exige que l’on tienne à égale distance la vision mécanique de ceux pour qui les étapes de la croissance économique sont fixées à l’avance, et le relativisme des tenants du choc des civilisations pour lesquels chaque peuple ne saurait que persévérer dans son être. Parce que l’espèce humaine est insécable, chaque peuple est interpellé par les découvertes techniques ou morales qui sont faites par les autres. C’est aussi pourquoi le monde ne sera jamais « juste » tant que les peuples n’auront pas la conviction qu’ils contribuent tous à la découverte et la fabrication d’un destin humain partagé.

Daniel Cohen


 

Professeur d’économie à l’École normale supérieure et à l’université Sorbonne–Paris-I. Directeur du Cepremap (Centre pour la recherche économique et ses applications), il a écrit plusieurs livres sur la mondialisation, dont Richesse du monde, pauvreté des nations, Flammarion, 1997 ; et La Mondialisation et ses ennemis, Grasset, 2004. Il a récemment publié Trois leçons sur la société postindustrielle, Seuil, 2006.

 

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